Trente

Michael s’assit dans le lit et consulta le réveil. 11 heures. Comment avait-il pu dormir si longtemps ? Il avait pourtant laissé les rideaux ouverts pour que la lumière le réveille. Mais quelqu’un les avait fermés. Et ses gants ? Où étaient-ils ? Il les trouva, les enfila et sortit du lit.

La mallette avait disparu. Il le savait avant même de regarder derrière la chaise.

Il mit son peignoir et passa dans le salon. Personne. Juste une odeur persistante de café et de cigarette. Sur le guéridon, la sacoche vide à côté de deux piles de chemises.

— Ah ! Rowan, grogna-t-il.

Aaron ne le lui pardonnerait jamais. Rowan avait lu la partie disant que Karen Garfield et le docteur Lemle étaient morts après l’avoir vue. Elle avait lu toutes les informations glanées au fil des années auprès de Ryan Mayfair, Béa et d’autres qu’elle avait sûrement rencontrés pendant les obsèques. Ça et un millier d’autres détails qu’il ne se rappelait pas sur le moment.

Il retourna dans la chambre, inquiet. Et si tous ses vêtements avaient disparu ? Non, ils devaient être dans l’autre chambre. Il se gratta la tête, hésitant sur ce qu’il devait faire : appeler la chambre de Rowan, appeler Aaron ou se mettre à hurler. C’est alors qu’il aperçut le message, juste à côté des piles de chemises. Une feuille volante à en-tête de l’hôtel couverte d’une écriture sûre.

 

« 8 h 30.

Michael,

Ai lu le dossier. Je t’aime. Ne t’inquiète pas. Ai rendez-vous à 9 heures avec Aaron. Peux-tu venir à la maison à 3 heures ? J’ai besoin d’y être un peu seule. Si tu ne viens pas, laisse-moi un message à l’hôtel.

La pythonisse d’Endor. »

 

« La pythonisse d’Endor » ? Qui c’était celle-là ? Ah oui ! la femme à qui le roi Saül avait demandé de faire apparaître les visages de ses ancêtres. En d’autres mots, Rowan avait survécu à la lecture du dossier. Le petit prodige ! Le chirurgien des cerveaux ! « Lu le dossier » ! Lui, il avait mis deux jours.

Il appela le service de chambre.

— Faites-moi monter un énorme petit déjeuner. Des œufs, du gruau de maïs, un plein bol, du jambon, des toasts et un grand pot de café. Et dites au serveur d’utiliser sa clé, je serai en train de m’habiller. Et ajoutez 20 pour 100 pour le service. Et faites aussi monter de l’eau glacée.

Il relut le message. Aaron et Rowan étaient ensemble. Il en ressentait une grande appréhension. Il comprit les craintes d’Aaron quand il lui avait remis le dossier. Et il n’avait pas voulu l’écouter, il était trop impatient de lire. Après tout, il ne pouvait pas en vouloir à Rowan pour son impatience ; il était passé par là lui aussi.

Mais son sentiment de malaise persistait. Elle ne comprenait pas Aaron et il ne la comprenait sûrement pas non plus. Elle le trouvait naïf. Et puis il y avait Lasher. Que pensait-il de tout cela ?

La veille, avant de quitter Oak Haven, Aaron lui avait dit : « C’était l’homme. Je l’ai reconnu à la lumière des phares. Je savais qu’il me jouait un tour mais je ne pouvais pas prendre le risque. » « Qu’allez-vous faire ? » avait demandé Michael. « Très attention, avait-il répondu. Que puis-je faire d’autre ? »

Elle voulait qu’il la retrouve à First Street à 3 heures parce qu’elle voulait un peu de temps à elle. Avec Lasher ? Comment allait-il pouvoir contenir ses émotions jusqu’à 3 heures ?

Eh bien, tu es à La Nouvelle-Orléans, mon vieux ! Tu n’es pas encore retourné dans ton quartier. C’est le moment de le faire.

 

Il quitta l’hôtel à 11 h 45. L’air chaud le surprit agréablement lorsqu’il mit les pieds dehors. Après trente ans passés à San Francisco, le froid et le vent l’avaient fortifié.

En marchant allègrement vers le centre-ville, il s’aperçut qu’à côté des rues en montagnes russes de San Francisco, celles toutes plates de La Nouvelle-Orléans facilitaient la marche. On aurait dit que tout était plus facile : chaque respiration, chaque pas. Dès qu’il eut traversé Jackson Avenue, il admira les gros chênes à l’écorce noire typiques de cette partie de la ville. Pas de vent froid lui glaçant le visage, pas la lumière éblouissante du ciel de la côte Pacifique.

Il choisit Philip Street pour entrer dans Irish Channel. Il ralentit son allure, comme autrefois, sachant que la chaleur allait augmenter, que ses vêtements allaient lui coller à la peau, que l’intérieur de ses chaussures allait devenir humide et qu’il devrait dans peu de temps enlever sa veste kaki pour la jeter sur son épaule.

Mais, bientôt, il oublia tout cela. S’étendait devant lui le paysage de son enfance heureuse. Il oublia jusqu’à ses inquiétudes pour Rowan. Il se replongea dans son passé, au fil des murs couverts de lierre et des jeunes lagerstroemias aux fleurs cotonneuses.

Enfin, il traversa Magazine et sa circulation pour se retrouver de plain-pied dans Irish Channel. Les maisons semblaient sombrer, les colonnes avaient cédé la place à des poteaux, les chênes avaient disparu, de même que les micocouliers géants de l’angle de Constance Street. Mais peu importait. C’était son quartier.

Annunciation Street lui brisa le cœur. Des détritus et de vieux pneus jonchaient le sol. La maisonnette où il avait vécu était à l’abandon. Ses portes et ses fenêtres étaient bouchées par de vulgaires planches de contre-plaqué patinées et la cour dans laquelle il avait joué n’était plus qu’une jungle de mauvaises herbes entourée d’une clôture avec une chaîne. Où étaient passées les belles-de-nuit roses qui fleurissaient été comme hiver ? Où étaient les bananiers qui poussaient près de la remise ? La petite épicerie du coin de la rue était cadenassée et le vieux bar ne montrait aucun signe de vie.

Petit à petit, il se rendit compte qu’il était le seul Blanc aux alentours.

Il s’enfonça dans ce qui lui semblait n’être que tristesse et décrépitude. Ici, une maison joliment peinte, là une ravissante petite Noire aux cheveux tressés, agrippée à la grille d’un jardin, le fixant de ses yeux ronds inquiets. Tous les gens qu’il avait connus semblaient partis depuis longtemps.

Ce quartier appartenait maintenant à la population noire et il sentit des regards froids le suivre quand il tourna dans Joséphine Street en direction des vieilles églises et de l’école. Encore des maisons aux ouvertures condamnées par des planches clouées, le rez-de-chaussée d’un logement complètement pillé, des meubles, ou ce qu’il en restait, empilés dans un recoin.

Malgré le paysage désolé qu’il venait de voir, l’état d’abandon de l’école le choqua. Les vitres de toutes les fenêtres étaient brisées. Et là, le gymnase qu’il avait aidé à construire paraissait si usé, si oublié.

Seules les églises Sainte Marie et Saint Alphonse se dressaient encore, fières, indestructibles. Mais les portes étaient verrouillées. Dans la cour de la sacristie de Saint Alphonse, l’herbe lui montait jusqu’aux genoux. Même les vieux boîtiers électriques étaient ouverts et les fusibles arrachés.

— Voulez voir l’église ?

Il se retourna. Un petit homme presque chauve, au ventre rebondi et au visage transpirant lui parlait.

— Pouvez aller au presbytère. On vous f’ra visiter.

Michael acquiesça.

Le presbytère lui aussi était verrouillé. Il sonna et attendit. Une petite femme aux verres épais et aux cheveux courts lui parla à travers la vitre.

Il sortit une poignée de billets de vingt dollars.

— J’aimerais faire un don. J’adorerais visiter les deux églises si c’était possible.

— Vous ne pourrez pas voir Saint Alphonse. L’église est désaffectée. Elle est dangereuse. Du plâtre tombe partout.

Du plâtre ! Il se souvenait des magnifiques fresques peintes du plafond dont les saints, perchés dans un ciel bleu, le regardaient d’en haut. Sous ce même toit, il avait été baptisé, fait sa première communion et sa confirmation. Et, le dernier jour, il avait remonté l’allée centrale, en aube blanche, avec les autres lauréats de son école supérieure, sans même penser à tout bien regarder pour la dernière fois, pressé qu’il était de partir dans l’Ouest avec sa mère.

— Mais où sont-ils tous partis ?

— Déménagé, dit-elle en le priant de la suivre. Et les gens de couleur ne viennent pas.

— Mais pourquoi est-ce que tout est verrouillé ?

— Les cambriolages.

Elle le dirigea à travers le sanctuaire. Il avait servi la messe ici. Il avait préparé le vin sacré. Un petit frisson de bonheur le parcourut quand il vit les rangées de statues de saints en bois, la longue nef et ses arcs gothiques. Splendides, intacts.

Il n’eut pas besoin de recourir à son imagination pour revoir les étudiants en uniforme sortant des rangées pour aller communier. Les filles en chemisier blanc et jupe de laine bleue, les garçons en chemise et pantalon kaki. A huit ans, il avait tenu l’encensoir sur ces marches.

— Prenez votre temps, dit la petite femme. Repassez par le presbytère quand vous aurez terminé.

Il resta assis une demi-heure au premier rang. Il ne savait pas très bien ce qu’il faisait. Emmagasiner, peut-être, les détails que sa mémoire avait laissés de côté. Ne plus jamais oublier les noms, gravés sur une plaque de marbre, des morts enterrés sous l’autel. Ne jamais oublier les anges peints tout en haut. Ou le vitrail, à l’extrême droite, dont les anges et les saints portaient des sandales en bois. Étrange ! Ce détail avait-il une explication ? Et dire qu’il ne l’avait jamais remarqué alors qu’il avait passé tant d’heures dans ce lieu saint…

Penser à Marie-Louise, avec ses gros seins tendant son chemisier blanc amidonné, lisant son missel pendant la messe. Et Rita Mae Dwyer qui avait un physique de femme à quatorze ans. Tous les dimanches, elle portait des talons très hauts et d’immenses boucles d’oreilles dorées. Le père de Michael était l’un des hommes chargés de la quête. Il descendait les allées avec son panier accroché au bout d’un long bâton, rangée après rangée, arborant une solennité de circonstance. Sauf cas de force majeure, dans une église catholique on ne se permettait même pas de murmurer à cette époque-là.

Mais que s’était-il imaginé ? Qu’ils seraient tous là, à l’attendre ? Une douzaine de Rita Mae vêtues de robes fleuries ?

La veille, Rita Mae lui avait dit : « N’y retourne pas, Mike. Garde tes souvenirs intacts. »

Enfin, il se leva et se dirigea vers les vieux confessionnaux en bois. Sur le mur, une plaque énumérait la liste des donateurs qui avaient contribué à la restauration de l’église. Il ferma les yeux et imagina entendre les enfants jouer dans la cour de l’école un brouhaha de voix et de cris à l’heure de la cantine.

Mais rien. Aucun bruissement des portes battantes lorsque les paroissiens entraient et sortaient. Juste un vide solennel et la Vierge couronnée au-dessus de l’autel.

Soudain, il lui vint à l’esprit qu’il lui fallait prier. Demander à la Vierge ou à Dieu pourquoi on l’avait ramené ici et pourquoi il avait été sauvé des eaux. Mais la dévotion de son enfance n’existait plus.

Au lieu de cela lui revint une image bien plus triviale et gênante. Marie-Louise et lui avaient l’habitude de se rencontrer devant l’église pour échanger des secrets. Un jour, sous une pluie battante, elle avait reconnu, comme à regret, que non, elle n’était pas enceinte. Elle était contrariée qu’il lui pose la question et furieuse qu’il soit si visiblement soulagé de la réponse. « Tu ne veux pas que nous nous mariions ? Toutes ces cachotteries sont stupides. »

Que se serait-il passé s’il avait épousé Marie-Louise ? Il revit ses grands yeux marron, tristes et déçus.

Sa voix lui revint : « Tu sais très bien que tu m’épouseras tôt ou tard. Nous sommes faits l’un pour l’autre. »

Était-il fait pour quitter cet endroit, pour mener la vie qu’il avait menée, pour voyager si loin ? Fait pour tomber de la falaise et s’enfoncer doucement dans les eaux tumultueuses, loin des lumières terrestres ?

Il pensa à Rowan, pas seulement à son physique mais à tout ce qu’elle représentait pour lui. Il songea à sa douceur, sa sensualité, son mystère, son corps souple et tendu lové contre le sien sous les draps, à sa voix de velours et à ses yeux froids. Il pensa à la façon qu’elle avait de le regarder avant qu’ils fassent l’amour, sans aucune timidité, oubliant complètement son propre corps tant elle était absorbée par le sien. En quelque sorte, elle le regardait comme un homme regarde une femme. Pleine de désir et d’agressivité et cependant si merveilleusement soumise entre ses bras.

Si seulement il pouvait croire à quelque chose ! Soudain, il sut à quoi. Il croyait à ses visions et à la bonté de ces êtres. Il y croyait avec autant de foi que les gens qui croient en Dieu ou aux saints.

Cela lui parut aussi stupide que les autres croyances religieuses. « Et pourtant j’ai vu, j’ai senti, je me rappelle, je sais… » Rien du tout. Aucune certitude. Rien de ce qu’il avait lu dans le dossier Mayfair ne lui avait remis en mémoire les précieux moments qu’il n’arrivait pas à se rappeler, à part l’image de Deborah. Tout convaincu qu’il était, il ne se rappelait aucun détail ni aucune parole.

Sur une impulsion, les yeux toujours rivés sur l’autel, il fit le signe de la croix. Il y avait tant d’années, il le faisait au moins trois fois par jour. Curieusement, délibérément, il le fit une seconde fois. « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit », les yeux fixés sur la Vierge.

Il resta encore un peu debout en silence, ses mains gantées enfoncées dans ses poches, remonta l’allée jusqu’à la table de communion, gravit les marches de marbre, traversa le sanctuaire et se retrouva dans la maison du prêtre.

Le soleil dardait ses rayons sur Constance Street, impitoyable. Pas d’arbres. Le jardin du prêtre, caché derrière son haut mur de brique, et la pelouse près de Sainte Marie étaient brûlés, roussis et poussiéreux.

Le petit homme chauve au visage transpirant était assis sur les marches du presbytère, les bras croisés sur ses genoux. Il suivait des yeux des pigeons gris allant se jucher en haut de la façade écaillée de Saint Alphonse.

— Faudrait les empoisonner, dit-il. Salissent tout.

Michael alluma une cigarette et en proposa une à l’homme. Il la prit en le remerciant d’un hochement de tête. Michael lui donna sa boîte d’allumettes pratiquement vide.

— Fils, tu ferais mieux d’enlever cette montre en or et de la cacher dans ta poche. Ne te promène pas avec ça au poignet, tu comprends ?

— S’ils veulent ma montre, il faudra qu’ils prennent mon poignet avec et le poing qui y est attaché.

Le vieil homme haussa les épaules.

A l’angle de Magazine et de Jackson, Michael entra dans un bar sombre et crasseux, dans le bâtiment de bardeaux le plus triste qu’il ait jamais vu. A San Francisco, il n’y avait pas un seul endroit aussi moche. Un Blanc assis comme une ombre au bout du comptoir, au visage ridé et émacié, le fixa des yeux. Le tenancier aussi était blanc.

— Donnez-moi une bière, dit Michael.

— Quelle marque ?

— Je m’en fiche pas mal.

 

A 3 heures pile, il était devant la grille ouverte. C’était la première fois qu’il revoyait la maison sous le soleil et son cœur se mit à battre plus fort. « Ici, oui. » Malgré son état négligé, elle était magnifique, somptueuse, sommeillant sous les treilles, ses longs volets couverts d’une peinture verte écaillée mais tenant bon sur leurs gonds d’acier.

En la contemplant, un vertige le prit. Quelle qu’en soit la raison obscure, il était revenu. « Faire ce que je suis censé faire… »

Il gravit les marches de marbre, poussa la porte et pénétra dans le long et large hall d’entrée. A San Francisco, il n’avait jamais pénétré à l’intérieur d’une telle structure, ne s’était jamais tenu sous un plafond aussi haut et n’avait jamais vu des portes aussi hautes et ravissantes.

Malgré le trait de poussière grasse qui courait le long des murs, les lattes du plancher semblaient encore saines. La peinture des moulures du plafond n’était plus qu’un souvenir mais celles-ci semblaient encore en bon état. Tout ce qu’il voyait lui inspirait de l’amour : les encadrements de porte en forme de serrure, les fins pilastres et les balustres de l’escalier. Il aimait sentir la solidité du plancher sous ses pieds et la chaude odeur de bois de la maison le remplissait de bonheur. Il n’y avait qu’une maison au monde pour sentir aussi bon.

— Michael ? Entre.

Il passa la première porte du salon. Rowan avait ouvert tous les rideaux mais il faisait toujours sombre. La lumière se glissait tant bien que mal à travers les lattes des volets.

Elle était assise sur le long canapé de velours marron. Ses cheveux encadraient magnifiquement son visage. Elle avait mis une de ces grandes chemises de coton froissées, aussi légère que de la soie, et son visage et sa gorge semblaient bronzés dans le tee-shirt blanc qu’elle portait dessous. Son pantalon blanc soulignait la longueur de ses jambes, ses pieds nus dans des sandales blanches, les ongles légèrement vernis de rouge étaient étonnamment sexy.

— La pythonisse d’Endor, dit-il en se penchant amoureusement pour l’embrasser sur la bouche.

Il la sentit frémir.

— Tu es restée toute seule ici ?

Elle se poussa pour qu’il s’assoie à côté d’elle.

— Et pourquoi pas ? dit-elle de sa voix lente et profonde. Je quitte l’hôpital officiellement cet après-midi. Je vais prendre un poste ici. Je reste dans cette maison.

Il poussa un long sifflement et sourit.

— Tu es sérieuse ?

— Qu’est-ce que tu en penses ?

— Je ne sais pas. Je suis allé dans Irish Channel et pendant tout le chemin jusqu’ici je me suis dit que tu m’attendais peut-être avec tes bagages, prête à rentrer.

— Aucun risque. J’ai passé un coup de fil à mon patron, à San Francisco. Il va appeler trois ou quatre hôpitaux d’ici pour me trouver une place. Et toi ?

— Comment ça, et moi ? Tu sais pourquoi je suis ici. Où irais-je ? C’est ici qu’ils m’ont amené. Ils ne me disent pas si je dois aller ailleurs ni ce que je dois faire. Ils ne me disent rien. Et je n’arrive toujours pas à me rappeler. Malgré les quatre cents pages que j’ai lues, rien ne m’est revenu. Tout ce que je sais, c’est que la femme était Deborah. Mais je ne me souviens pas de ce qu’elle m’a dit.

— Tu es fatigué et tu as chaud, dit-elle en posant sa main sur le front de Michael. Tu dis n’importe quoi.

Il émit un petit rire de surprise.

— Et toi, la pythonisse d’Endor ? Tu as lu toute l’histoire ? Nous sommes empêtrés dans une sacrée toile d’araignée et nous ne savons même pas qui l’a tissée. (Il tendit ses mains gantées et regarda ses doigts.) Nous n’en savons fichtre rien.

Elle lui adressa un regard calme, lointain, qui fit paraître son visage extrêmement froid. Ses yeux gris brillaient dans la lumière.

— Alors, tu as lu ? Qu’est-ce que tu en penses ?

— Michael, calme-toi ! Nous ne sommes pris dans aucune toile d’araignée. Tu veux un conseil ? Oublie-les ! Oublie ce qu’ils veulent, ces gens que tu as vus dans tes visions. Oublie-les dès maintenant.

— Comment ça, « oublie-les » ?

— Bon, écoute-moi. Je suis restée des heures assise à réfléchir à tout ça. Voilà ce que j’ai décidé : je reste ici parce que c’est ma maison et que je l’aime. Et j’aime ma famille que j’ai rencontrée hier. Je veux les connaître. Je veux entendre leurs voix et connaître leurs visages et apprendre ce qu’ils ont à m’apprendre. Et aussi, je sais que, où que j’aille, je serai incapable d’oublier cette vieille femme et ce que je lui ai fait.

Elle s’arrêta, une émotion soudaine transfigurant le visage de Michael pendant une seconde, puis disparaissant, le laissant tendu et froid. Elle croisa les bras, un pied posé sur le guéridon.

— Tu m’écoutes ? reprit-elle.

— Bien sûr !

O.K. Je veux que tu restes aussi. Pas à cause des événements ou de la toile d’araignée. Pas à cause des visions ou de l’esprit. Parce qu’il n’y a aucun moyen de comprendre ce que tout cela signifie, Michael, ni pourquoi toi et moi nous nous sommes rencontrés. Aucun moyen de savoir.

Il acquiesça.

— Je te suis.

— Ce que je veux te dire, c’est que je reste ici malgré l’esprit et tout le reste, malgré la coïncidence qui a fait que je t’ai repêché dans la mer et que tu es qui tu es.

Il acquiesça de nouveau, avec un peu d’hésitation, se rassit et aspira une longue goulée d’air sans la quitter des yeux.

— Ne me dis pas que tu ne veux pas communiquer avec cette créature, que tu ne veux pas savoir le fin mot de l’histoire…

— Bien sûr que je veux comprendre. Mais ce n’est pas ça qui me fait rester. De toute façon, cette créature se fiche pas mal que nous soyons à Montclève, en France, ou à Tiburon, en Californie, ou à Donnelaith, en Ecosse. Et, en ce qui concerne tes visions, il faudra bien qu’elles reviennent pour t’expliquer ce qu’elles attendent de toi, tu sais !

Elle s’interrompit, essayant manifestement de trouver des mots pas trop durs.

— Michael, reprit-elle, si tu veux rester, tu dois le faire pour un autre motif que celui-là. Disons, pour être avec moi, ou parce que tu es né ici, ou parce que tu penses pouvoir être heureux ici. Ce quartier a été ton premier amour et peut-être que tu pourrais l’aimer à nouveau.

— Je n’ai jamais cessé de l’aimer.

— Mais ne fais rien en pensant aux visions. Ignore-les !

— Rowan, c’est à cause d’elles que je me trouve dans cette pièce. Ne perds pas ça de vue. N’oublie pas que nous ne nous sommes pas rencontrés dans un club nautique…

Elle poussa un long soupir.

— J’insiste pour que tu les oublies.

— Est-ce qu’Aaron t’en a parlé ? Est-ce ce qu’il t’a conseillé ?

— Je ne lui ai pas demandé ses conseils, dit-elle patiemment. Je l’ai rencontré pour deux raisons. D’abord, je voulais lui reparler pour avoir la confirmation qu’il était un honnête homme.

— Conclusion ?

— Je le connais, maintenant. Il n’est pas très différent de toi et de moi.

— C’est-à-dire ?

— Il a une vocation. De la même façon que la mienne est d’opérer et la tienne de faire revivre des maisons comme celle-ci. (Elle réfléchit une minute.) Comme toi et moi, il est bourré d’illusions.

— Je comprends.

— La deuxième raison est que je voulais lui exprimer ma reconnaissance pour tout ce qu’il m’a apporté. Je voulais le rassurer, lui dire que je n’éprouvais aucun ressentiment à son égard et qu’il avait ma totale confiance.

Michael était tellement soulagé qu’il ne l’interrompit pas. Mais il n’en revenait pas.

— Il a rempli les blancs les plus importants de ma vie, poursuivit-elle. Je ne crois pas qu’il ait compris à quel point c’était crucial pour moi. Il y a deux jours, je n’avais ni passé ni famille. Aujourd’hui, j’ai enfin les réponses aux graves questions que je me posais. Chaque fois que je pense à ma maison de Tiburon, je me dis : « Tu n’as pas besoin d’y retourner. Tu n’y seras plus jamais seule. » Et ça me fait un bien fou.

— Je dois t’avouer que je n’imaginais pas que tu réagirais comme ça. J’ai cru que tu serais furieuse et peut-être même blessée.

— Michael, peu m’importe comment Aaron s’est procuré ces informations. Ce qui importe, c’est qu’il n’aurait pu me les fournir s’il ne les avait pas réunies, de quelque manière que ce soit. Je serais restée avec le souvenir de la vieille femme et de toutes les atrocités qu’elle m’a racontées. J’aurais fait la connaissance de tous ces cousins souriants qui m’ont offert leur sympathie mais aucun d’eux n’aurait été capable de me raconter toute l’histoire parce qu’ils ne la connaissent pas. Ils n’en connaissent que des fragments. Tu sais, Michael, il y a des gens qui reçoivent des cadeaux mais ignorent comment s’en servir. Je dois apprendre. Cette maison est un cadeau. Mon histoire en est un aussi et elle m’apporte la possibilité d’accepter ma famille ! Et ça. Dieu m’en est témoin, c’est le plus beau cadeau qui soit.

Le soulagement de Michael était total. Les paroles de Rowan chantaient à ses oreilles. Mais il restait surpris.

— Et l’épisode du dossier concernant Karen Garfield et le docteur Lemle ? J’avais si peur que tu le prennes mal !

Le visage de Rowan s’imprégna de tristesse. Immédiatement, Michael regretta sa brusquerie. C’était impardonnable de sa part.

— Tu ne me comprends pas, dit-elle d’une voix égale. Tu ne comprends pas le genre de personne que je suis. Je voulais savoir si oui ou non j’avais ce pouvoir ! Je me suis fait connaître de toi parce que je voulais que tu me touches avec tes mains pour me dire s’il était réellement en moi. Tu n’as pas pu me le dire et c’est Aaron qui s’en est chargé. Il me l’a confirmé. Mais la vérité, toute cruelle qu’elle soit, est moins pénible que l’incertitude.

— Je vois, dit-il doucement.

— J’avais une autre raison pour vouloir rencontrer Aaron.

— Laquelle ?

Elle resta songeuse pendant un moment.

— Je ne suis pas en communication avec cet esprit, ce qui signifie que je ne peux pas le contrôler. Il ne s’est pas vraiment révélé à moi et il se peut qu’il ne le fasse pas.

— Mais Rowan, tu l’as déjà vu et il t’attend !

Elle réfléchit, ses doigts tripotant négligemment un petit fil sur le bord de sa chemise.

— Je lui suis hostile, Michael. Je ne l’aime pas et je crois qu’il le sait. Pendant que j’étais seule ici, je l’ai invité à se montrer, mais je le hais et j’en ai peur.

Michael réfléchissait.

— Il est allé trop loin, reprit-elle.

— Tu veux dire, parce qu’il t’a…

— Non. Je parle de ce que je suis. Il a contribué à la création d’un médium qu’il ne peut séduire ni rendre fou. Michael, si je peux tuer un être de chair et de sang avec mon pouvoir invisible, comment crois-tu que Lasher considère mon hostilité ? Elle rejeta ses cheveux en arrière d’une main tremblante. J’éprouve une haine farouche pour cette créature. Je me rappelle ce que tu as dit hier soir, bien sûr. Lui parler, le raisonner, apprendre ce qu’il veut. Mais ma haine est la plus forte pour l’instant.

Michael l’étudia en silence. Il ressentit une bouffée d’amour pour elle.

— Ce que tu as dit est parfaitement juste, dit-il. Je ne comprends pas vraiment qui tu es. Je t’aime mais je ne te comprends pas.

— Tu penses avec ton cœur, dit-elle en touchant tendrement sa poitrine. C’est pour cela que tu es si bon. Et si naïf. Mais le mal qui sommeille en moi est le même que celui de tout le monde. Les gens me surprennent rarement, même quand ils me mettent en rogne.

Michael n’avait pas envie de la contrarier, mais il n’était pas naïf !

— J’ai réfléchi à tout ça pendant des heures, poursuivit-elle. A ce pouvoir de rompre les vaisseaux sanguins et les aortes et de provoquer la mort comme avec une formule magique. Si ce pouvoir doit me servir à faire le bien, ce sera pour détruire cette entité. Peut-être pourra-t-il agir aussi efficacement sur l’énergie qu’elle contrôle que sur les cellules sanguines ?

— Cela ne m’était pas venu à l’esprit.

— Je suis médecin et, en tant que tel, je vois bien que cette entité n’existe que par sa relation permanente avec notre monde physique. Sa constitution a forcément une explication. De la même façon que l’électricité en avait une avant qu’on ne la découvre.

— Ses paramètres ? Tu as employé ce terme hier soir. Je me demande si, quand elle se matérialise, elle est suffisamment solide pour que je puisse la toucher.

— Toute la question est là. Quelle est sa constitution quand elle se matérialise ? Je dois découvrir ses paramètres. Mes propres pouvoirs fonctionnent conformément aux lois de notre monde physique, ne l’oublie pas. Il faut que je découvre aussi leurs paramètres.

Une expression de souffrance revint sur son visage, le tordant jusqu’à ce que son doux visage soit au bord de se froisser, comme celui d’une poupée de celluloïd en feu.

— J’ai quelque chose à te dire sur cette vieille femme, Carlotta, et sur mon pouvoir… commença-t-elle.

— Tu n’es pas obligée d’en parler.

— Elle savait que j’allais la tuer. Elle m’a provoquée exprès. J’en jurerais.

— Pourquoi ?

— Cela faisait partie de son plan. Je n’arrête pas d’y penser. Elle voulait peut-être me briser, briser ma confiance. Elle n’a pas cessé de culpabiliser Deirdre pour la blesser et c’est ce qu’elle a probablement fait avec Antha. Mais je n’ai pas l’intention de m’appesantir là-dessus. Nous avons tort de parler d’eux et de ce qu’ils veulent : Lasher, les visions, la vieille femme. Ils ont tracé des cercles pour nous et je ne veux pas y entrer.

— Je ne sais que trop ce que tu veux dire !

Il la quitta lentement des yeux et prit ses cigarettes dans sa poche. Plus que trois. Il lui en offrit une mais elle refusa. Elle l’observait.

— Un jour, nous pourrons nous asseoir à table, boire un verre de vin ensemble, ou de bière, et parler d’eux. De Petyr Van Abel, Charlotte, Julien et tous les autres. Mais pas maintenant. Pour l’instant, je veux faire la part des choses, séparer le tangible du mystique. Et j’aimerais que tu fasses pareil.

— Je te suis parfaitement. (Il chercha ses allumettes.) Oh ! je n’en ai plus. Je les ai données à un vieux.

Elle glissa sa main dans la poche de son pantalon, en extirpa un fin briquet en or et lui alluma sa cigarette.

— Merci.

— Chaque fois que nous nous concentrons sur eux, le résultat est le même. Nous devenons passifs et confus.

— Tu as raison.

Il repensa au temps passé dans sa chambre sombre de Liberty Street à essayer de se rappeler et de comprendre.

— Nous devenons passifs et confus, répéta-t-elle. Et nous ne sommes plus maîtres de notre réflexion, ce qui est exactement le contraire de ce que nous devons faire.

— Je suis d’accord avec toi. J’aimerais seulement avoir ta sérénité et me contenter de ces demi-vérités sans avoir besoin de plonger dans les ténèbres pour me perdre en hypothèses.

— Ne te laisse pas manipuler. Trouve l’attitude qui te donnera le maximum de force et de dignité, quoi qu’il puisse arriver.

— Tu veux dire tendre à la perfection ?

— Quoi ?

— En Californie, tu m’as dit que nous devrions tous essayer de tendre à la perfection.

— Ah oui ! j’ai dit ça. Eh bien, j’y crois. J’essaie toujours d’imaginer la chose parfaite à faire. Ne me considère pas comme un monstre si je ne fonds pas en larmes, Michael. Ne crois pas que j’ignore ce que j’ai fait à Karen Garfield et au docteur Lemle. Ou à cette petite fille. J’en suis parfaitement consciente.

— Rowan, je ne voulais…

— Avant de te rencontrer, j’ai pleuré pendant un an. J’ai commencé à la mort d’Ellie. Ensuite j’ai pleuré dans tes bras. Et encore quand on m’a annoncé au téléphone la mort de Deirdre, que je n’avais même pas connue. J’ai pleuré quand je l’ai vue dans son cercueil. J’ai pleuré pour elle hier soir. Et j’ai pleuré pour la vieille femme aussi. Mais je ne vais pas passer ma vie à verser des larmes. J’ai maintenant cette maison, ma famille et l’histoire qu’Aaron m’a donnée. Et puis je t’ai. J’ai une chance inespérée, alors sur quoi pourrais-je bien pleurer ? Je te le demande.

Elle le fixait des yeux, bouillant littéralement de rage et en proie à une lutte intérieure.

— Tu vas finir par me faire pleurer si tu continues, Rowan.

Elle rit malgré elle. Son visage s’adoucit magnifiquement.

— D’accord, j’arrête, dit-elle. Mais avant, il faut que je te dise qu’une seule chose pourrait encore me faire pleurer. Ce serait de te perdre.

— Bien, murmura-t-il.

Il l’embrassa furtivement avant qu’elle réussisse à l’en empêcher. Elle fit un petit geste pour qu’il se rassoie et l’écoute sérieusement.

— Dis-moi, qu’est-ce que tu veux faire, toi ? Qu’y a-t-il au fond de toi en ce moment ?

— Je veux rester ici. Je me demande ce qui m’a pris de quitter cet endroit.

— Bon, voilà ce qui s’appelle parler. Nous sommes enfin revenus dans la réalité.

Elle sourit.

— Tu vois, je suis enfin chez moi et, quoi qu’il arrive, je veux y rester.

— Qu’ils aillent tous au diable, Michael. Ignorons-les jusqu’à ce qu’ils nous donnent une raison de faire autrement.

Comme elle était mystérieuse ! Quel mélange déconcertant de rudesse et de douceur ! Il avait peut-être commis l’erreur de confondre force et froideur chez les femmes. C’était une erreur courante de la part des hommes.

— Ils reviendront vers nous, dit-elle. Ils y seront obligés. Et, au moment opportun, nous déciderons de ce que nous devrons faire.

— Tu as raison. Et si j’enlevais mes gants ? Crois-tu qu’ils reviendraient tout de suite ?

— De toute façon, pas question de retenir notre respiration jusque-là.

— Non, dit-il en riant.

Il se sentait de plus en plus serein, plein d’enthousiasme. Seule persistait une légère trace d’inquiétude malgré les paroles revigorantes de Rowan.

Il regarda vers le miroir à l’autre extrémité de la pièce et y aperçut les réflexions à l’infini des lustres, innombrables, dans une tache floue de lumière argentée, en marche vers l’éternité.

— Tu aimes m’aimer ? demanda-t-elle.

— Quoi ?

— Ça te plaît ? insista-t-elle d’une voix frémissante.

— Oui, j’aime t’aimer. Mais j’ai un peu peur parce que tu ne ressembles à aucune autre personne que j’ai connue. Tu es si forte.

— Oui. Je pourrais te foudroyer sur place si je le voulais. Toute ta force d’homme n’y pourrait rien.

— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.

Il se retourna pour la regarder. L’espace d’un instant, le visage de Rowan devint incroyablement froid et fourbe, les paupières à demi closes et les yeux brillants. Elle avait cet air de méchanceté qu’il lui avait déjà vu à Tiburon.

Elle se redressa lentement dans un bruissement de tissu et, instinctivement, il s’écarta d’elle. Il avait la chair de poule. C’était le même genre de frayeur que lorsqu’on aperçoit un serpent dans l’herbe à quelques centimètres de ses chaussures ou quand, dans un bar, le type assis à côté de soi se retourne avec un couteau à cran d’arrêt pointé sur soi.

— Mais qu’est-ce que tu as ? murmura-t-il.

Il vit alors qu’elle tremblait de tous ses membres, que ses joues étaient tachetées de rose mais blafardes. Elle tendit les mains vers lui, le regarda, puis joignit ses mains en les serrant fort, comme essayant de contenir un sentiment indicible.

— Mon Dieu ! dit-elle. Je ne haïssais même pas Karen Garfield. Que Dieu me vienne en aide ! Je…

Il voulait désespérément l’aider mais ne savait que faire. Elle tremblotait comme une flamme, mordait sa lèvre inférieure, sa main droite broyant sa main gauche.

— Chérie, arrête ! Tu te fais du mal.

Quand il la toucha, il eut l’impression d’un contact avec de l’acier.

— Je jure que je ne le voulais pas. C’est comme une impulsion et je n’ai jamais cru que je pouvais réellement… J’étais si furieuse contre Karen Garfield. Quel culot elle a eu de venir chez Ellie, d’entrer dans sa maison…

— Je sais. Je comprends.

Elle se détourna de lui, replia ses genoux devant sa poitrine et regarda dans le vide. Elle était un peu plus calme mais ses yeux étaient curieusement écarquillés et ses doigts toujours serrés à l’extrême.

— Je suis surprise que tu n’aies pas pensé à la réponse la plus évidente, dit-elle.

— Que veux-tu dire ?

— Eh bien, que ta mission est peut-être de me tuer.

— Mais comment peux-tu songer à une chose pareille ?

Il s’approcha d’elle, balaya les cheveux qui étaient tombés sur le visage de la jeune femme et l’attira vers lui. Elle le regarda comme si elle était à cent lieues de là.

— Chérie, écoute-moi, reprit-il. N’importe qui peut tuer. Rien de plus facile. Il y a des millions de façons de le faire. En tant que médecin, tu en connais même que j’ignore. Cette femme, Carlotta, toute menue qu’elle était, elle a tué un homme qui avait suffisamment de force pour l’étrangler d’une seule main. Les femmes avec qui j’ai dormi pouvaient me tuer n’importe quand dans mon sommeil. Tu le sais. Un scalpel, une épingle à chapeau, un poison. C’est vraiment facile. Mais la grande majorité d’entre nous n’utilise jamais ces moyens et n’y songe même pas. C’est ce qui s’est produit toute ta vie mais aujourd’hui tu sais que tu as un pouvoir qui échappe aux lois du libre choix, de l’impulsion et de la maîtrise de soi. Quelque chose dont la compréhension nécessite une très grande subtilité. Et tu as cette subtilité. Maintenant, tu as la force de comprendre ta force.

Elle acquiesça tout en continuant à trembler.

— Rowan, poursuivit-il, tu m’as demandé d’ôter mes gants le soir de notre rencontre et de tenir tes mains. Je t’ai fait l’amour sans mes gants. Juste ton corps et le mien, nos mains se touchant, les miennes te caressant partout. Et qu’est-ce que j’ai vu, Rowan ? Qu’est-ce que j’ai senti ? La bonté et l’amour, c’est tout. (Il l’embrassa sur la joue et rejeta en arrière les cheveux tombés sur le front de la jeune femme.) Tu as raison sur bien des points, Rowan, mais pas sur celui-ci. Je ne suis pas là pour te faire du mal. Je te dois la vie.

Il l’embrassa encore mais elle était toujours froide et tremblante, hors de sa portée.

Elle lui prit les mains et les repoussa gentiment, en hochant la tête, avant de les embrasser. Elle n’avait pas envie qu’il la touche.

Il resta un moment à réfléchir, contemplant la longue pièce ornementée, les hauts miroirs et leurs cadres foncés, le vieux piano poussiéreux et les épais rideaux décolorés.

N’y tenant plus, il se leva et se mit à marcher de long en large devant le canapé. Puis, se retournant brusquement, il demanda :

— Il y a un moment, tu as parlé de passivité et de confusion. Eh bien voilà, Rowan, c’est bien de confusion qu’il s’agit.

Recroquevillée sur le canapé, fixant le plancher des yeux, elle ne répondit pas.

Il retourna vers elle et la souleva du canapé pour la prendre dans ses bras. Ses joues étaient toujours pâles malgré les taches roses. Il pressa doucement ses lèvres contre les siennes et ne rencontra aucune résistance, presque de l’indifférence, comme s’il s’était agi de la bouche d’une personne évanouie ou endormie. Puis, lentement, elle revint à la vie. Elle accrocha ses mains autour de son cou et lui rendit son baiser.

— Rowan lui chuchota-t-il à l’oreille, il y a bel et bien une toile d’araignée et nous sommes en plein dedans. Mais je crois toujours que les gens qui nous ont réunis tous les deux étaient bons. Et ce qu’ils veulent de moi est bon. C’est une conjecture mais j’en suis néanmoins persuadé. De la même façon que je sais que tu es bonne aussi.

Il l’entendit soupirer et sentit la vie dans ses seins pressés contre sa poitrine. Quand elle s’écarta, ce fut avec une grande douceur.

— On s’en fiche pas mal, après tout, murmura-t-elle comme pour elle-même. (Mais elle semblait fragile et incertaine.) Parler, parler, parler ! C’est à eux de faire le premier pas maintenant. Tu as fait tout ce que tu pouvais. Et moi aussi. C’est à eux de venir à nous.

— Oui, laissons-les venir.

Elle se tourna vers lui, l’invitant en silence à s’approcher, le visage implorant et presque triste. L’amour qu’il avait pour elle était si précieux et pourtant il avait vraiment peur.

— Qu’allons-nous faire, Michael ? dit-elle en souriant magnifiquement.

— Je ne sais pas, chérie. Je ne sais pas, dit-il en haussant les épaules.

— Tu sais ce que je voudrais que tu fasses tout de suite ?

— Non mais, quoi que ce soit, je te l’accorde.

Elle prit sa main.

— Parle-moi de cette maison, dit-elle en le regardant droit dans les yeux. Dis-moi tout ce que tu sais sur une maison comme celle-là et si tu penses qu’on peut la sauver.

— Ma chérie, elle n’attend que ça. Elle est aussi solide que n’importe quel château de Montclève ou de Donnelaith.

— Tu peux le faire ? Pas de tes propres mains, bien sûr…

— J’adorerais le faire de mes propres mains, dit-il en regardant ses gants. Cela fait trop longtemps que je n’ai pas tenu un marteau et manié une scie. (Il regarda l’arc peint au-dessus d’eux et le plafond fissuré et écaillé.) Oh oui ! j’adorerais.

Il se demanda si elle comprenait à quel point c’était important pour lui. Travailler dans une maison comme celle-ci, et celle-ci plus que toute autre, était le rêve de toute sa vie. Il se rappela son enfance, quand il se tenait devant la grille, quand il allait dégoter à la bibliothèque de vieux livres contenant des illustrations de cette maison, de la pièce où il se trouvait maintenant, de cette entrée. Jamais il n’aurait cru qu’il visiterait un jour cet endroit.

Dans sa vision, la femme avait dit : « Convergeant en ce moment même vers le temps, cette maison et le moment crucial où… »

— Michael ? Tu veux le faire ?

Comme derrière un voile, il vit que le visage de Rowan s’était éclairé comme celui d’un enfant.

« C’est vous, Deborah ? »

— Michael, enlève tes gants ! dit Rowan sur un ton qui le surprit. Remets-toi au travail ! Redeviens toi-même ! Depuis cinquante ans, personne n’a été heureux dans cette maison, personne n’y a aimé ! Le temps est venu pour nous de nous aimer dans ce lieu, de nous l’approprier. Je l’ai su dès que j’ai achevé la lecture du dossier. Michael, nous sommes chez nous ici.

« Mais tu peux changer… Ne pense pas une seconde que tu n’en as pas le pouvoir, car ce pouvoir vient de… »

— Michael ! Réponds-moi.

« Changer quoi ? Ne me laissez pas comme ça. Dites-moi ! »

Mais c’était fini. Il se rappela soudain la présence de Rowan. Elle attendait qu’il lui réponde.

La maison aussi attendait, majestueuse sous les couches de rouille et de saleté, sous ses ombres et ses treilles emmêlées, dans la chaleur et l’humidité.

— Oui, chérie, oui, dit-il comme s’éveillant d’un rêve, les sens soudain aiguisés par le parfum du chèvrefeuille, le chant des oiseaux et la chaleur du soleil.

Il se retourna.

— La lumière, Rowan. Il faut laisser entrer la lumière. Viens ! dit-il en lui prenant la main. Voyons si nous pouvons ouvrir ces vieux volets.

Le lien maléfique
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